Suzon-Pigeon



Je suis Suzy-Gentille, la fille qui vient sur les genoux des marins dans le bar du port. Celle qui vous étreint quand on lui glisse à l’oreille un bobard bonimenté. Sacré chagrin de beauté. Les mots du large soulèvent mes jupes et les capitaines écoutent le chant de la terre dans mes cheveux permanentés.
Je suis Suzette-Galipette. La fille qu’on mène en bateau sur l’oreiller. Celle à qui l’on promet la lune mais qu’on laisse à quai. Des mots doux et quelques caresses suffisent à m’amadouer. Je fonds comme le sucre dans le café.
Je suis Suzon-Pompon. Viens par ici Marin-Coquin que je touche ton béret. Paraît que ça porte chance, alors pourquoi s’en priver ? Contre quelques billets je te soulage mon beau matelot. Viens dans mes jupons et parle-moi des Antilles pendant que j’enlève mes bas résilles. Contre mon corps chaud tu murmures des noms à chavirer. La Désirade, Marie-Galante et Puerto Rico. Je te donnerais tout si tu m’emmènes avec toi sur ton bateau.
Mais le matin tu as pris la poudre d’escampette. Maudite sois-tu Suzette-Bébête ! Je pleure à marée haute dans mes draps froissé. Ils ont un goût de sel et de naufrage. Je voudrais tant grimper à bord et prendre le large. Troquer cette chambre étroite contre le  plus modeste des rafiots. Chaque jour je regarde par la fenêtre et rêve que ce soit un hublot.

Et si un capitaine me kidnappait ? Il m’emmènerait sur son bateau et mettrait les voiles. Il ordonnerait : « Larguez les amarres, Suzon-Moussaillon ! » et j’obéirais. Cap Caraïbes et embruns sur mes joues. On irait manger des colombos sur des nappes en madras. Je dirais sûrement trop de bêtises à cause des rhums-coco. Peut-être qu’il me laisserait tomber mais je m’en ficherais. J’irais dormir dans la cabine des matelots. Leurs lits trop petits nous obligeraient à nous embrasser. L’un d’eux finirait par me demander: « Reste avec moi Suzy-Jolie que je te marie ». Et l’on naviguerait de port en port, lui à la barre, moi à l’avant. Je serais sa figure de proue avec mon corsage ouvert aux alizées. Le soir je lècherais le sel sur sa bouche pour soigner ses gerçures.
       
        Le patron du bar m’appelle Suzette-Courgette parce qu’il dit qu’aucun ne m’emmènera jamais. « Une femme à bord, c’est un passeport pour les emmerdes ». Je me bouche les oreilles parce qu’il a tort le Patron-Couillon. Je sais qu’un jour je voguerai. Qu’il tire ses bières et pousse la chansonnette. Je connais son refrain. Je suis Suzon-Cendrillon. Un jour mon prince viendra, juré craché.

        Vous ne devinerez jamais qui est apparu hier soir au fond du bar. Mon prince à cheval sur un tabouret. Le mousse d’un bateau ivre. Pas bien costaud mais avec une ancre tatouée. Il a pleuré dans mes jupes. Sa mère lui manquait. Il voulait rentrer chez lui. « J’ai pas d’argent pour le billet et j’en peux plus de ce foutu goût de sel !», qu’il se lamentait. Alors je l’ai consolé. D’abord avec ma bouche et mes mains. C’est le boulot. Ensuite, j’ai gâté le perdreau. Il a eu droit aux extras. Les mots sucrés pour les durs qui n’en sont pas. « Tu la reverras ta mère, mon mignon. Mais avant mon enfant, cours les mers et leurs mystères. L’océan est bien plus grand que les bras de ta maman.» Je suis Suzette-qui-Caquète, celle qu’on ne peut empêcher de causer. Il était bien contre moi mon petit mousse. Il a même murmuré que j’étais celle qu’il lui fallait quand je lui ai demandé de m’emmener.

        Je vous l’avais bien dit que je partirai. On a rendez-vous ce soir, à minuit, au bout du quai. Il va m’embarquer en douce. Sur L’Hirondelle. C’est le printemps en hiver. Je chantonne en regardant l’horloge. Hâte-toi Suzon-Pinson, petit oiseau migrateur. Quand j’ai annoncé la nouvelle au patron, il a rigolé. « A demain Suzon-les-Violons », qu’il a dit en me tendant ma solde. Qu’il rigole derrière son comptoir, ce soir je lève l’ancre, agitez vos mouchoirs !
        Mon balluchon ne pèse pas lourd. Là-bas, sous les tropiques, on marche nus pieds en paréo. Dans mes poches, j’ai glissé toutes mes économies, une vie d’amour rémunéré. Je cours sur la digue. Les douze coups approchent. J’aperçois mon moussaillon au pied du phare. Il m’attend pour le grand départ. Vite Suzon-Cendrillon dépêche-toi avant que le bateau ne se transforme en citrouille !

-      Mais que fais-tu mon moussaillon ?
-      Ne t’inquiète pas Suzon-Pigeon, tu vas voyager loin.

        Hourra mes matelots, sentez-vous ce goût du large ? Le sel qui pique la langue et fouette le visage ? Hourra mes matelots, j’ai quitté la terre et navigue sur les flots ! Je suis Suzon-Horizon ! L’écume s’accroche dans mes boucles folles, jolie méduse aux tentacules blondes. Je lape ce goût de sel qui n’a plus celui des larmes. Gloire à la Marine! Des vagues envahissent mon corps en houle. Je frissonne et glougloute de bonheur. Le chant des sirènes parvient en échos marins à mes oreilles. Un clapotis de notes tendres, bleues et vertes comme le fond des océans. Je réponds en gazouillant. Je suis Suzette-Goélette, celle qui file  au large et pépie au milieu des goélands.   
       
        Hourra mes matelots, sentez-vous cette odeur de poudrin ? Ma bouche est pleine de sel. On ne distingue plus la terre. Tout est bleu et tout est beau. J’ai hissé haut ma grande-âme pour crier ma joie. Du bonheur à bâbord et à tribord, à perte d’horizon. Je suis Suzon-Plancton, celle dont les yeux brillent de mille feux en se perdant dans les hauts-fonds.

        Hourra mes matelots, sentez-vous ce parfum d’abysse qui donne le tournis ? Ma gorge gargouille et mes poumons chauffent à cause du sel. Jamais je ne me suis sentie aussi grisée ! Mes jupes flottent autour de ma taille et dansent en bouquet d’algues. Je suis Suzy-Amphibie, regardez mes branchies !
       
        Hourra mes matelots, sentez-vous palpiter ce courant de vie ? Le goût de sel a envahi tout mon corps. Des dauphins multicolores galopent dans les goémons. Ils montrent le chemin aux voyageurs égarés. Je crie au timonier de les suivre ! Leur sillage nous mènera à des îles inconnues. Nous serons les seuls à y accoster. Je suis Suzy-Infinie, immense et immortelle comme ma nouvelle demeure ! Adieu la terre ! Avant d’être trop loin, je vous salue d’un coup de nageoire.
       
        Hourra mes matelots, je rejoins l’Atlantide et vous laisse sur les quais. Ne pleurez pas en me regardant disparaître, n’est-ce pas un rêve qui se réalise? Je suis Suzy-Engloutie, petite lotte transformée en statue de sel !
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        Quand la mère du Moussaillon-Scorpion le serra dans ses bras en pleurant, il serra les poings. Ses larmes avaient un goût insupportable. Un foutu goût de sel.

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