lundi 2 janvier 2017

La somme de mes peaux égale l'infini divisé par une virgule


Sharon Sprung
J’ai tant de peaux sur la peau, tant de peaux sous ma peau que je suis devenue cet oignon, amas de chiffons qu’on épluche, fatras de robes incompréhensibles,  où le magma des visages s’incorpore aux vilaines humeurs quand ce n’est pas le jaspe des mensonges qui vernit l’ensemble, et l’on serait tenté, pourquoi pas, d’épouiller cet embrouillamini, de suivre pour ce faire la couture grossière des ans, mais le rapiècement des dermes obéit à des logiques moins linéaires, des passements tout en nœuds, mailles qui s’effilochent, passe-fil de bras contre bras, cuisse contre cuisse, et là-bas,  le dé de porcelaine, enfance immaculée dans les vergers. 

J’ai tant de peaux sur la peau, tant de peaux sous ma peau que je ne suis plus que journal de pelures, ravaudage qu’on pourrait écorner au couteau ;  rognure d’ongles, de cheveux, de sourire, quand ce n’est pas un sanglot qui se tortille, sitôt ravalé, tandis qu’un autre se répand, moire perle à gris d’un deuil que les tissus n’auront pas épongé. Tout autour, tombe, neige sans saison, des miettes cuir, flocons kaki, poils de fourrure,  que les jours qui suivent les jours ont jauni du jaune des vieilles photos. Ils s’amassent en croûte le long de mes jambes et remontent en statue de sel. De temps en temps, ils m’incommodent. Je les craquelle d'un coup d'orteil.

J’ai tant de peaux sur la peau, tant de peaux sous ma peau qu’on pourrait fouir longtemps les laines, malaxer les pellicules, mues, lambeaux, l’ensemble pétri si loin qu’on obtiendrait une sorte de pelote, dans laquelle on plongerait la main sans jamais toucher le fond, à se demander,  ahuri, où est le centre ? N’y a-t-il point un cœur ? Et l’on abîmerait les doigts de plus belle, plus profond, là où la chair s’agrège à la nuit, astrakan des peurs, popeline des cauchemars, d’où l'on n'extirperait, entre le pouce et l'index, qu’une poignée de fils aux contours difformes. On n’attrape pas l'ombre par les cheveux.

  J’ai tant de peaux sur la peau, tant de peaux sous ma peau que j’y perds le fil de mes cicatrices. Alors les tissus flottent, remous de satin quand la joie brille au-dessus, violine des fatigues quand le soir remue dessous. Mais déjà la vue se brouille et le costume finit par se confondre avec le costume, couleur du temps, vêture sobre qui cache les dessous intimes, rose de la mère, bonbon bonbon des amants. Sous ces jupons, on devine la crinoline des désirs qui s’arque-boutent en voussures de rein, mollet, sourcil, lèvres.   Chacun bat d’un minuscule battement, dont on peut  percevoir les échos plus lointains en tendant l'oreille, que l’on prendra d'abord volontiers pour un cœur, mais une fois que la langue, les poumons et l’estomac  seront écartés, on trouvera une sorte de boule de papier, résultat d'une mâche profonde, sans relâche, sur lequel une bave féconde aura brodé J’ai tant de peaux sur la peau, tant de peaux sous la peau que je suis devenue cet oignon, amas de chiffon qu’on épluche...


2 commentaires:

  1. Beau texte, qui emporte, mais... Moi, je dis qu'il n'y a qu'une peau, et que tous ces fatras de peau sont des "pelures"... Comment aller juste à la fleur de la peau ? Parce que les mots ornent, habillent, et font croire qu'ils sont peau, alors qu'ils sont mots... Merci, en tout cas, non pas de vous dépecer, de signaler qu'il y aurait comme des squames à peler.

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  2. Je ne sais pas... ce texte a été écrit à partir d'une image, celle du noyau de mots, de ceux que l'on cherche à atteindre en écrivant, qui serait au centre, parole forcément agglomérée aux chairs, protégée d'autant de peaux que d'identités, autant de mensonges, constitutifs de notre personne plurielle. Autant dire qu'après avoir pelé ces squames, il ne resterait plus grand chose que le langage, chose à la fois paradoxalement si commune et intime... Et puis j'aimais l'idée de la boucle qui fait métalepse, figure qui me grise aussi bien que l'ivresse, peut-être est-ce là un peu formel par rapport au propos? Mais je crois beaucoup à l'idée que le centre échappe toujours ou tout du moins, ce travail de recherche du cœur de l'identité est voué à déraper, à recommencer à chaque fois. Ne restent que quelques mots, mâchés et remâchés, ruminés. Une sorte de littérature à l'estomac, dont on doit se contenter.

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