mardi 26 janvier 2016

Bigger than life




Photographie d'Olga Kravets

A travers la vitre, le feston noir de la taïga. ll fait jour. Kilomètres. Il fait nuit. Le nez collé au froid de la vitre.
Puis jour, puis noir.

La vitre reste froide. Entre temps, des lavis mauves, puis violette puis nuit. Fatigue contre le carreau. Somnolence. Sonic Youth dans les oreilles, pour calfater la gueule métallique du fer. Tchak tchak, tchak tchak. Thurston Moore chante Superstar. Tribute to Carpenters.  Mais sa voix est hésitante. Les guitares acoustiquent. Attention les yankees,  vous allez vous faire gober par la Bouche-de-Nuit. Pourtant la voix s’entête, un peu cassée un peu frêle, elle avance plus lentement que le train, c’est vrai, n’empêche elle chemine :

Long ago
And oh so far away
I fell in love with you

Fatigue de la nuit, de cette masse opaque derrière la vitre, de ce paysage qu’on traverse à l’aveugle, dont on ne sait plus trop si on l’aime ou le déteste, et lui si loin And oh so far away… Tchak tchak, tchak tchak, de plus en plus, à cause des roues contre les rails qui lacèrent la chanson, tu allumes ton téléphone, halo bleu dans la nuit, auréole numérique mais pas d’ange ni de message. Toujours rien. Recolle ton nez contre la vitre, il l’a bien écrit

Mobile cassé à Ouessant – Ne peux plus t’appeler. Nos grâces comme des solitudes réunies, de loin en loin.

Ouessant-Sibérie.
Oh so far away

Lui, c’est « il ».
On ne lui donnera pas de nom. Il restera une île.
Inabordable.
Îlabordable.
Rencontré avant de partir. Juste avant.

Il joue de la guitare. A pris le Fromveur en même temps que toi l’avion. Dernier message sur la mer d’Iroise. Entre Molène et Ouessant. Il va dormir chez la veuve de Dédé La Fleur. Voilà ce qu’il t’a écrit. Le reste tu le gardes pour toi, on n’est pas là pour vous caresser la bite.

Maintenant, tu le vois derrière la vitre. Ses pieds s’enfoncent dans la tourbe, la mousse et l’écume, et ses cheveux aussi, emmêlés par la bière, la fatigue et les embruns.
Il doit jouer un peu de guitare, le soir.

Your guitar
It sounds so sweet
But you’re not really there
           
Pas vraiment là. Vraiment pas là.

Pourtant, son visage troue la masse opaque de la nuit. Un vide plus grand que le noir. Ce visage qu’on a mis en vrac dans le sac, avant de partir, avec le livre de Golodanov, la frontale, les antibiotiques, et la recharge de Rotring. L’absence se nourrit de l’absence, gare à la concurrence, dame Russie, votre cote décline. Un homme contre un pays, terre contre chair, colosse d’argile.

Quelque chose naît pendant qu’un monde s’éteint.

Et Sonic Youth de chanter Superstar, dont on ne sait plus trop si c’est la Sibérie ou ses épaules à lui.

Soudain avec le refrain, les larsens fendent la nuit qui se déchire, et font naître un œuf comme une sanguine à l’horizon. Il éclabousse son jus sur la gouache charbon, diffusant petit à petit sa gloriole de jour naissant. C’est un peu prétentieux, par-dessus les fleuves et les ponts métalliques, par-delà les marécages et les herbes galeuses, mais Dame Aurore, votre spectacle reste beau comme un cul galactique, vulgaire et rutilant, seulement voilà, à deux pas de vos tapages, la taïga se replie toujours dans son ombre, feston inlassablement noir, deuil du jour sous les grands arbres, zone d’épaisseur et de mystère, où les colonnades touffues de mélèzes, sapins, épicéas abritent ombres et cris d’animaux, où l’on devine des fuites sauvages, pattes qui détalent, fourrures et plumes en chahut, busard contre zibeline,  ça zèbre blanc sur fond noir, violent comme un coup de pinceau, mais le trait comme le train ne percera pas la toile, on continuera à glisser sur les rails, se contentant de circonscrire ces territoires de lutte et de secret, vaste forêt dont on ourle la chape végétale, qui taira ses ours et ses tigres de l’Amour, nous, on restera sur la berge, et ce jour-là, il faudra avoir l’honnêteté de trouver tout cela fort bon, de savourer ces lisières et ces orées comme  autant de seuils, d’y retrouver la beauté de cet homme à la fois proche et lointain, car tous ces manques, trous, cavités font les grottes de nos petits désirs, que l’on remplit chaque jour de fictions sans phrase, et qu’il n’y a pas grand-chose de plus abrasif que ce monde-roman ou roman-monde, comme vous voudrez, parce qu'en faisant un minimum d’effort, chaque matin peut vous faire saliver comme une aventure, pas besoin d’écouter Sonic Youth dans le Transsibérien, pourvu que l’on se tienne derrière la vitre, à lécher le froid comme on lampe du mystère, tandis que les lèvres restent au seuil de la tasse, se contentant de la vapeur du thé brûlant pour sentir la morsure du froid en Terre de Feu.

La chanson s’arrête.



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